Tromb-Al-Ca-Zar

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Michel Lévy frères (p. 1-8).

CHAQUE PIÈCE, 20 CENTIMES

391e et 392e LIVRAISONS.

THÉÂTRE CONTEMPORAIN ILLUSTRÉ MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

TROMB-AL-CA-ZAR
ou
LES CRIMINELS DRAMATIQUES
BOUFFONNERIE MUSICALE EN UN ACTE
Paroles DE MM. Ch. DUPEUTY et E. BOURGET
Musique de M. J. OFFENBACH
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, SUR LE THÉÂTRE DES BOUFFES-PARISIENS, LE 3 AVRIL 1856.

DISTRIBUTION DE LA PIÈCE :
BEAUJOLAIS 
  
MM. Pradeau.
VERT-PANNÉ 
  
Léonce.
GIGOLETTE 
  
Mlle Schneider.
IGNACE 
  
M. Rubel.
Quatre danseuses, comédiens 
  
Personnages muets.


La scène se passe en France, dans les Basses-Pyrénées, au bord de la mer.
— Droits de représentation, de reproduction et de traductions réservées. —




Le théâtre représente l’intérieur d’une auberge sur la côte près de Saint-Jean-de-Luz, Basses-Pyrénées. — Portes à droite et à gauche, porte au fond. — Une fenêtre à gauche au-dessus de la huche. — Un buffet, table à gauche.




Scène PREMIÈRE.

IGNACE, seul, entrant par la gauche.

(Au lever du rideau, il ferme la porte du fond et descend les bras croisés jusque sur le trou du souffleur.)

Les poules n’ont pas pondu ce matin… la girouette a fait cric, crac, et n’a pas tourné… j’ai marché sur la queue d’un lézard… j’ai rêvé oie, c’est mauvais signe… il m’arrivera quelque chose… Encore si c’était quelqu’un… un voyageur à héberger !… Mon Dieu ! que j’ai donc été bête de planter là ma cousine Simplette ! tout ça pour louer cette petite auberge sur la côte, où je passe ma vie à manger moi-même mes provisions, et à mourir de peur ! Avec ça que pour m’achever voilà qu’on reparle des trabücayres, ces mandrins de l’Espagne qui viennent à leurs moments perdus nous honorer de leurs massacres… Il paraîtrait que le farouche Trombalcazar, leur chef, a été battu, défait, séparé de sa troupe, et poursuivi par la gendarmerie… Mais j’y pense, s’il est traqué, il peut venir ici, en flânant, vu que la maréchaussée n’y vient que tous les trente-deux du mois. (On frappe à la porte, il fait un soubresaut.) Oh la la ! qu’est-ce que c’est que ça ? Une pratique ou un voleur ?


Scène II

IGNACE, BEAUJOLAIS, entrant par le fond.

(Il porte un affreux costume de mousquetaire, avec la rapière au côté et une rangée de pistolets à sa ceinture.)

BEAUJOLAIS, descendant la scène.
––Ô rage ! ô désespoir ! coquin de baromètre !
––Poursuivi par la pluie et par l’autorité !…
––Contre un double ennemi je ne sais où me mettre…
––Arrêtons-nous ici, de peur d’être arrêté !
––––––––Comment moi, Buridan,
––––––––Don César de Bazan,
––––––––Raoul, Marco-Spada, (bis.)
––––––––Ruy Blas, Gastibelza.
––––––––Oui, je suis Buridan,
––––––––Don César de Bazan.
–––––––––––Buridan,
––––––––Don César de Bazan.
––––––––Moi corsaire ou brave,
––––––––Gaspardo, Diavolo,
––––––––Moi, moi, l’inimitable,
––––––––Satan, Robert le Diable,
––––––––Moi que l’on adorait,
––––––––Quand on me voyait,
––––––––Sublime ou en colère,
––––––––Assassiner mon père,
––––––––Empoisonner ma mère,
––––––––Étrangler mon beau-frère…
––––––––––Que j’étais beau (bis.)
––––––––Ah ! oui, je suis Buridan, etc.
IGNACE, à part.

Il a des moustaches, un chapeau à plumet, un grand sabre… d’après ces détails, c’est un brigand ! (Haut et d’une voix timide.) Monsieur voudrait se rafraîchir ?

BEAUJOLAIS.

Au contraire… (D’un ton sec.) Je ne veux rien prendre… (A part, en frappant sur son gousset.) et pour cause…

IGNACE, à part.

Il ne veut rien prendre… Ça n’est pas un voleur.

BEAUJOLAIS, à part.

Une si belle représentation ! salle comble… et obligés de nous sauver… sans la recette !…

IGNACE, à part.

Qu’est-ce donc qu’il se marmotte à lui-même ?

BEAUJOLAIS, haut.

Je suis furieux ! Imaginez-vous, futur vieillard, que dans la ville voisine, théâtre de mes exploits…

IGNACE, à part.

De ses exploits !… oh ! la, la !

BEAUJOLAIS.

Je croyais avoir fait un coup superbe.

IGNACE, à part.

Un coup !

BEAUJOLAIS.

Je croyais emporter tout l’argent de la population.

IGNACE, à part.

J’ai la chair de poule !

BEAUJOLAIS.

Mais au bon moment, quand nous allions nous partager une jolie petite somme, nous avons été obligés de nous sauver les mains vides sous peine d’être pincés.

IGNACE, timidement.

Et Monsieur est seul ?

BEAUJOLAIS.

Non… et je venais vous demander un abri contre l’orage, pour moi et la troupe dont je suis le chef.

IGNACE, à part.

Sa troupe… c’est lui… c’est le farouche Tromb-al-ca-zar !

BEAUJOLAIS.

Pauvres camarades ! ils sont à jeun depuis hier, et pas un radis…

IGNACE, à part.

Voilà la carotte !

BEAUJOLAIS.

Oh ! soyez tranquille ; comme on n’a pas le sous on ne vous demande rien.

IGNACE, à part.

Franchement, j’aime mieux ça.

BEAUJOLAIS.

La société nous traite, nous autres nomades, de bohémiens, de vagabond ; mais, quand il le faut, nous savons nous priver plutôt que de mendier un dîner. (Changeant de ton.) Quand on nous invite, par exemple… Ah ! ah ! c’est différent… nous sommes trop polis pour refuser.

IGNACE, à part.

Très-bien !… je sais ce que parler veut dire… Faisons des sacrifices… avec quatre sardines j’en verrai la farce. (Il sort vivement par la gauche.)


Scène III.

BEAUJOLAIS, puis VERT-PANNÉ, GIGOLETTE, elle a un tartan par-dessus un brillant costume de Gitane, quatre danseuses. Tous entrent par le fond.
BEAUJOLAIS, qui n’a pas vu sortir Ignace, ôtant ses moustaches et les mettant dans sa poche.

Ainsi, jeune élève de Comus, si vous voulez faire une politesse à d’aimables comédiens naufragés… Eh bien, il n’est plus là… Décidément j’ai eu tort de lui dire que nous n’avions pas le sou. (Bruit au dehors.) Ah ! voilà les camarades.

VERT-PANNÉ, se montrant à la fenêtre avec Gigolette, et chantant.
––Voici donc les débris du monastère antique,
––Voué par Cupidon…

Tiens ! bonjours Beaujolais.

BEAUJOLAIS, indiquant Gigolette qui entre par la porte.

Eh ! arrivez donc, les enfants… Gigolette, ma première roucouleuse ; Vert-Panné, mon troisième rôle en tout genre, les traîtres, et au besoin les plaisantins ; mes quatre femmes du ballet, muettes et restées fidèles… deux invraisemblances. Filez dans la grange. (Elles sortent à droite.)

VERT-PANNÉ.

Toit hospitalier, salut !… Je suis trop natif de Meaux pour ne pas saluer l’abri…

BEAUJOLAIS.

Oui, l’abri… mais sans le moindre fromage.

GIGOLETTE, montrant son costume.

Ah ! être exposée comme cela aux engelures du temps !… je vais dételer. (Elle retire ses socques et son châle.)

BEAUJOLAIS.

Dételle, ma fille.

VERT-PANNÉ, montrant son petit manteau qui lui va à peine au bas des reins.

Courir ainsi court vêtu !… si on dirait que je suis dans le pays des Basques ! (Il se retourne et remonte la scène.)

GIGOLETTE.

Quelle débine !

VERT-PANNÉ, revenant.

Ô la province ! la province !… oh ! mes illusions dramatiques, que sont-elles devenues ?

BEAUJOLAIS.

Tu geins toujours, toi !

VERT-PANNÉ.

Il y a de quoi, Beaujolois.

BEAUJOLAIS.

Lais…

VERT-PANNÉ.

J’aime mieux lois…

BEAUJOLAIS.

Si tu la préfères…

VERT-PANNÉ, continuant.

Toujours se produire en public sans jamais étrenner de la moindre claque !… et pour le véritable artiste, vois-tu, ah ! étrenner… ou mourir ! Ô la province !… ô la province !… oh ! mes rêves ! (Pour se moucher, il tire un mouchoir à carreaux de sa boîte à entonnoir.)

GIGOLETTE.

Quel grabuge ! encore hier…

VERT-PANNÉ.

Oui, dans cette grange, cette chaufferette sans feu que tu appelles la salle de Balaric.

BEAUJOLAIS.

Ah ! il m’en souviendra, larira. J’ai quelquefois des couacs.

VERT-PANNÉ.

Souvent !

BEAUJOLAIS.

J’en conviens… hier, le premier couac passe… très-bien… Je me dis : Les canards de l’orchestre l’ont bien passé, mon couac passera… mais à mon grand air, au troisième acte…

VERT-PANNÉ.

Au troisième couac.

BEAUJOLAIS.

Le public me crie : Au chat ! au chat !… Le fait est que ce n’était plus un gosier que j’avais, c’était une gouttière… Tous les chats du quartier ils étaient disséminés dans ma gorge… Dans mon grand air de : Ô toi, si belle… (Il chante.) ô toi ! un chat, ô toi ! deux chats, tous les chats sur mon toi ! J’ai été obligé de m’arrêter à cause de ma toux.

VERT-PANNÉ.

Le public a souri.

BEAUJOLAIS.

Je comprends la critique de la situation… je n’hésite pas, je m’avance vers le public et je dis : Bessieurs, veuillez bien b’excuser ; j’ai eu la balheureuse idée… (Il éternue.) de faire une promenade au bord de la ber… et la folle brise du soir m’a fait perdre et mes si, et mes ut… Un mouvement électrique se produit dans la salle… le public croit que je lui ai dit zut !… Je demande à m’expliquer : Bessieurs, si vous n’avez pas foi dans la perte de mon do, allez vous asseoir.

YERT-PANNÉ.

Alors on casse les banquettes…

BEAUJOLAIS.
On s’élance sur nous…
GIGOLETTE.

On franchit la rampe…

VERT-PANNÉ.

Une nuée de projectiles traverse l’espace.

BEAUJOLAIS.

Nous cherchons notre salut dans la fuite.

GIGOLETTE.

Sans avoir eu le temps de quitter nos costumes.

VERT-PANNÉ.

Je n’ai sauvé de la bagarre que cet objet d’art, cette pomme de discorde que je sors de mon portefeuille. (Il la tire de sa botte.)

BEAUJOLAIS.

C’est une poire pour la soif.

VERT-PANNÉ.

Sans compter qu’il me semble toujours que je vois les gros talons des gendarmes sur les nôtres. (Il va au fond.)

GIGOLETTE.

Qué malheur ! ça allait si bien à Balaric… j’étais t-idolée.

BEAUJOLAIS, la reprenant.

Z-idolée.

GIGOLETTE.

On m’appelait la petite Rachel, et même la Ristorique.

BEAUJOLAIS.

Pas que, pas que… Ri suffit. Prononcez Ristori.

VERT-PANNÉ.

Pourquoi ? On dit bien Balaric. (Il remonte.) Cette enfant peut bien dire Ristorique.

GIGOLETTE.

Tout ça n’arriverait pas si on soignait ses rôles… Jusqu’au grand Beaujolais lui-même qui, hier, au lieu de me dire : Ma petite Minette, me disait toujours…

VERT-PANNÉ.

Sous prétexte de rhume de cerveau : Ma petite Binette. (Il remonte en riant.) Il l’a dit.

GIGOLETTE.

Il l’a dit.

BEAUJOLAIS.

Eh ! là-bas ! on ne se souvient donc plus de sa fameuse entrée des Mousquetaires ? M. Boukingham avait à dire vivement à la princesse qui est en scène : Ah ! princesse, un mot de vous et je suis sauvé ! Il entre, et Boukingham s’écrie : Ah ! princesse ! un mou de veau, et je suis sauvé !…

GIGOLETTE.

Oui, tu l’as dit.

BEAUJOLAIS.

Tu l’as dit.

VERT-PANNÉ.

Eh bien, quoi ! ça a fait de l’effet, et je n’avais pas peur comme aujourd’hui de la gendarmerie.

BEAUJOLAIS.

Ah ! si nous pouvions seulement, avec notre grand drame lyrique des Trabilcayres arriver à Bayonne !..

GIGOLETTE.

Où nous sommes affichés pour vendredi prochain.

BEAUJOLAIS.

Oui, vendredi prochi, non, vendrechin prodi, non, enfin, comme tu dis : prochain ; c’est ce jour-là que nous débuterons à Bayonne.

VERT-PANNÉ, se découvrant.

Chef-lieu des jambons.

BEAUJOLAIS.

C’est là qu’il ne faut pas se faire fumer.

VERT-PANNÉ, qui remonte de nouveau.

Silence, je crois que j’entends un gros talon ! (Ils écoutent.)

BEAUJOLAIS.

Mais non, mais non… tu as toujours peur.

VERT-PANNÉ, redescendant.

Et pas de balthasar possible dans cette auberge ?

BEAUJOLAIS.

Hélas ! non, mes enfants. Le Véry de cette localité refuse de se déguiser pour nous en confiance illimitée.

VERT-PANNÉ.

Allons, affichons dans notre estomac : le Gastronome sans argent.

GIGOLETTE.

Ou l’Omelette fantastique.

BEAUJOLAIS.

Ou Je dîne chez ma tante, proverbe en cinq actes.

VERT-PANNÉ.

C’est bien long.

BEAUJOLAIS.

Et poussons, faute de mieux, le hourra du Crocodile.

TOUS.

Hourra !

BEAUJOLAIS.
Chant du Crocodile.
––––Le crocodile, en partant pour la guerre,
––––Disait adieu à ses petits enfants…
TOUS.
––––––––––––Adieu !
BEAUJOLAIS.
––Le crocodil’ traînait sa queu’ dans la poussière ;
––––Le crocodile est mort, il n’ croqu’ra plus.
TOUS.
––––––––––N’en parlons plus !
BEAUJOLAIS.
––––––Le cro, cro, cro, cro, cro, codile
––––––––Est mort au bord du Nile.
––––––––––Il n’ croqu’ra plus :
––––––––––N’en parlons plus !
TOUS.
REPRISE.
––––––Le cro, cro, cro, etc.
VERT-PANNÉ.
Air des Hirondelles. (Félicien David.)
––––––––Si j’étais t-hirondelle
––––––––Deux ail’s je les aurais ;
––––––––Mais j’aim’rais mieux qu’une aile,
––––––––Et que cette ail’ fut l’aile
––––––––D’un canard aux navets.
TOUS.
–––––––––––Aux navets.
BEAUJOLAIS.
––––––Le cro, cro, cro, cro, cro, codile
––––––––Est mort au bord du Nile,
––––––––––Il n’ croqu’ra plus :
––––––––––N’en parlons plus !
TOUS.
REPRISE.
––––––Le cro, cro, cro, etc.
BEAUJOLAIS.

Allons, chaud, chaud, mademoiselle Gigolette, large amorozo comme dans Pra-Domino ou les Diamants de la Sirène.

GIGOLETTE.
Air de la Sirène.
––––––––Si j’étais t-hirondelle,
––––––––Que je save voler,
––––––––Chez Vachette, à tir’-d’aile,
––––––––Comm’ j’irais me poser !
––––––––Je m’ paîrais des mauviettes,
––––––––Des m’ringu’s et des beignets,
––––––––Des babas, des croquettes ;
––––––––Enfin, je me paîrais…
BEAUJOLAIS.

(Fin du motif des Hirondelles.)

–––––––––––Tu t’ paîrais,
–––––––––––Tu t’ paîrais
TOUS.
–––––––––––Des navets.
BEAUJOLAIS.
––––––Le cro, cro, cro, codile
––––––Est mort au bord du Nile.
––––––––––Il n’ croqu’ra plus :
––––––––––N’en parlons plus !
TOUS.
REPRISE.
––––––Le cro, cro, cro, etc.
TOUS, forte.
–––––––––––––Non !
BEAUJOLAIS, après le chant.

Maintenant, un cran à la boucle du mousquetaire, et en route, jolie troupe, (Ils vont pour sortir.)


Scène IV.

Les Mêmes, IGNACE.
IGNACE, d’abord en dehors à gauche.

Qu’est-ce qui m’aide à porter la table ?

TOUS.

Une table !…

IGNACE.

Pour le déjeuner.

TOUS, dansant de joie.
Un déjeuner ? tra, la, la, la, la. (Beaujolais court au-devant d’Ignace et l’aide à porter une table toute servie qu’ils viennent mettre à droite ; Gigolette et Vert-Panné les précèdent en dansant.)
VERT-PANNÉ.

Des comestibles !

GIGOLETTE.

C’est la manne du dessert !…

BEAUJOLAIS, la reprenant.

Du désert !…

GIGOLETTE.

J’ veux bien, pourvu que je mange.

BEAUJOLAIS, à Ignace.

Et moi qui vous prenais pour un affreux cancre !

IGNACE.

Vous avez dit, noble étranger : « Si on m’invite, j’accepte… » Eh bien ! je vous invite !

BEAUJOLAIS.

Et nous acceptons… (Refrain des Hirondelles.) ô bonheur !

VERT-PANNÉ, idem.

Ô douceur !

GIGOLETTE, de même. – Révérence.

Oh ! Mossieur !

IGNACE, saluant.

Madame ! (La regardant. À part.) Oh ! Simplette en brigande !

GIGOLETTE, à part.

C’est lui !… C’est Ignace… Je le reconnais à ses cheveux !

IGNACE, à part.

Si elle me reconnaît, elle est dans le cas de me poignarder.

GIGOLETTE, à part, en passant à gauche.

S’il met mon nom sur ma frimousse, il va me dénoncer à ma noble famille, et alors bien le bonjour le drame et la comédie…

IGNACE, à part.

Oh ! je tiens mon moyen ! Voyons s’ils sont aussi braves qu’ils en ont l’air, (Haut, offrant la main à Gigolette.) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir !… J’aurai l’honneur de vous servir… (Remontant vers la porte du fond.) Si vous ne déjeunez pas seuls, vous aurez une très-jolie compagnie, car j’aperçois là-bas, sur la route, la brigade de gendarmerie…

TOUS, se levant.

Hein ?

BEAUJOLAIS.

Les gendarmes qui nous cherchent… Mes enfants, c’est le moment de jouer la scène de la Fille de l’air.

VERT-PANNÉ.

J’entends les gros talons, détallons !

TOUS.
––––––––Détallons et fuyons !
––––––––Dépêchons, détallons ! bis.

(Ils se sauvent en imitant les danseuses qui rentrent dans la coulisse, les bras en l’air et sur les pointes.)


Scène V.

IGNACE, puis GIGOLETTE.
IGNACE.

Oh ! quelle idée !… Ils se sauvent… J’ai bien envie d’en faire autant. Avant tout, serrons les sardines dans le buffet.

GIGOLETTE, rentrant, à part.

Je vais m’assurer si ce sournois-là a deviné la paysanne dans la comédienne.

IGNACE.

Comment ! elle revient ? Heureusement elle est sans armes. (À Gigolette.) Il paraît que vous ne craignez pas la maréchaussée ?

GIGOLETTE.

Est-ce qu’on craint quelque chose dans notre vie de bohème, quand on a pour arme le masque d’Athalie et le poignard de la belle Pomène !

IGNACE.

Le poignard de la belle Pomène ?

GIGOLETTE, s’accompagnant avec les castagnettes.
––––––La Gitana, croyez bien ça,
––––––––––Toujours rira
––––––––––Et chantera !
–––––––––––––Ah !
PREMIER COUPLET.
––––––Au point du jour, comme la fauvette,
––––––––Elle chante en s’éveillant.
––––––Le soir venu, joyeuse fillette.
––––––––Elle rit en s’endormant,
––––––––Elle rit même en rêvant.
REPRISE.
––––––La Gitana, croyez bien ça,
––––––––––Toujours rira
––––––––––Et chantera !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
DEUXIÈME COUPLET.
––––––Pendant l’orage elle rit et chante,
––––––––En bravant l’éclair qui luit.
––––––Dans son esquif narguant la tourmente,
––––––––Sur l’onde elle chante et rit,
––––––––Sur l’onde elle chante et rit.
REPRISE.
––––––La Gitana, croyez bien ça,
––––––––––Toujours rira,
––––––––––Et chantera !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
IGNACE.

Décidément elle ne me reconnaît pas, et je reste.

BEAUJOLAIS, en dehors.

Mais viens donc ! viens donc !

IGNACE, à part.

Bon ! revoilà mes deux scélérats !


Scène VI.

Les Mêmes, BEAUJOLAIS, VERT-PANNÉ.
BEAUJOLAIS, entrant, à Ignace, en lui prenant l’oreille.

Qu’est-ce que vous nous disiez donc, hôtelier de mon cœur ? pas plus de tricornes que sur ma main. (Coup de pied.)

IGNACE.

Bien sûr ?

VERT-PANNÉ.

Est-ce que tu voudrais nous faire poser, laquais sans livrée ? (Coup de pied.)

IGNACE.

Oh ! je remets les sardines. (Il va au buffet.)

TOUS.

À table !

IGNACE, à part, servant les sardines.

Ô Simplette ! si tu n’avais pas tant de charmes, comme je filerais !

VERT-PANNÉ.

Comment, une sardine pour potage !

GIGOLETTE.

Une sardine ! passe-moi-z-en une.

BEAUJOLAIS.

Passe-m’en.

GIGOLETTE.

J’veux bien, pourvu que je mange.

IGNACE.

Ce petit poisson est excellent.

GIGOLETTE.

Si on pouvait dire au moins : Petit poisson deviendra grand !

IGNACE.

Je vous assure qu’il est frais.

BEAUJOLAIS, avec humeur et se levant.

Oui, il effraye ceux qui veulent le manger. Voyons, la, en douceur, la main sur la conscience, est-ce qu’il n’y a pas là, sur la planche, quéque chose à se mettre sous la dent ?

IGNACE.

Comment ! vous voulez vous mettre une planche sous la dent ? (Geste de Tromb.) Eh ! eh ! j’aurais bien un petit jambon.

TOUS.

Un jambon !

BEAUJOLAIS, chantant.

Il avait un jambon…

VERT-PANNÉ ET GIGOLETTE, de même.

Et il ne le disait pas !

(Ils escortent Ignace qui porte le jambon sur un plat, Beaujolais à gauche, Vert-Panné à droite, Gigolette derrière Ignace, les mains étendues sur sa tête.)

IGNACE, posant le jambon sur la table.

J’hésitais à vous l’offrir, parce que ce n’est qu’un enfant du pays.

BEAUJOLAIS.

Un jambon de Bayonne ?

VERT-PANNÉ.

La terre promise…

GIGOLETTE.

La terre de Chanaan.

BEAUJOLAIS, la reprenant.

Kanaan.

GIGOLETTE.

J’ veux bien.

TOUS.
Terre de Chanaan, salut !
BEAUJOLAIS, à Ignace.

Saluez donc, futur vieillard !

PREMIER COUPLET.
BEAUJOLAIS ; ils sont tous debout devant leurs places à table.
––––––––Un jambon de Bayonne.
TOUS.
–––––––De Bayonne en Bayonnais.
BEAUJOLAIS.
–––––––Bayonnais en Bayonnette.
TOUS.
––––––––––Ah ! turlurette !
BEAUJOLAIS.
––––––––––Eh ! bon, bon, bon,
–––––––––Que le vin est bon
––––––––––Avec le jambon
––––––––––––De… Pif !
GIGOLETTE.
–––––––––––––Pouf !
BEAUJOLAIS.
–––––––––––––Pif !
VERT-PANNÉ.
–––––––––––––Paf !
TOUS.
–––––––––––De Bayonne !!
BEAUJOLAIS.
–––––––––Ah ! vive le jam, jam…
VERT-PANNÉ.
–––––––––––Le bon, bon…
GIGOLETTE.
–––––––––––De Ba, Ba…
TOUS.
––––Le jam… le jam… le bon… bon… de Ba… Ba…
–––––––––––De Bayonne !
GIGOLETTE.
–––––––––––Jambonus !
VERT-PANNÉ.
–––––––––––Jambona !
BEAUJOLAIS.
–––––––––––Jambonum !
TOUS.
–––––––––––De Bayonne !
DEUXIÈME COUPLET.
BEAUJOLAIS.
––––––––Le rillon, la rillette.
TOUS.
––––––––Le saucisson de Lyon.
BEAUJOLAIS.
–––––––De Champagne l’andouillette !
TOUS.
––––––––––Ah ! turlurette !
BEAUJOLAIS.
––––––––––Eh ! non, non, non,
–––––––––Ça n’est pas si bon
–––––––––Que le vrai jambon.
––––––––––––De… Pif !
GIGOLETTE.
–––––––––––––Pouf !
BEAUJOLAIS.
–––––––––––––Pif !
VERT-PANNÉ.
–––––––––––––Paf ! etc.
BEAUJOLAIS.

Allons, verse encore, et ne va pas faire comme l’autre jour dans Lucrézia.

VERT-PANNÉ, riant très-fort.

Ah ! oui, oui… J’avais oublié l’affreuse fiole des Borgia.

BEAUJOLAIS.

Et comme il fallait absolument me tuer…

VERT-PANNÉ.

J’ai remplacé le fatal breuvage par une ruade alsacienne très-connue dans le Bas-Rhin. (Geste avec le pied.) Vlan ! en plein.

BEAUJOLAIS, se levant.

Je n’en suis pas moins tombé en m’écriant : Ah ! je meurs empoisonné. (Il retombe sur sa chaise.)

IGNACE, rentrant.

Empoisonné !

TOUS, avec terreur.

Qui vient ça !

IGNACE.

Madame et Messieurs, c’est du kirsch.

BEAUJOLAIS.

Wasser… donne.

VERT-PANNÉ, faisant sauter le bouchon.

De la forêt Noire… ça nous connaît.

IGNACE, à part.

Je crois bien… Laissons-les s’enivrer, et quand ils seront sous la table… j’enlève Simplette. (Il sort.)

TOUS.
Air du Chalet.
––––Du vin, du vin, du kirsch et du tabac,
––––Ça fait, ça fait du bien à l’estomac…
––Paroles, paroles de monsignor Ze Scribe,
––––––––––Musique, musique
––––––––––De monsignor Z’Adam…

(Ils frappent avec leurs gobelets.)

–––––––––––Ran, plan, plan !
VERT-PANNÉ.

Redoublons.

BEAUJOLAIS.

Non, ça serait de la bohème. D’ailleurs il n’y a plus rien. N’abusons pas de la générosité de ce pauvre garçon… Qu’est-ce qui m’aide à ranger la table ?

GIGOLETTE.

Pas moi.

BEAUJOLAIS, à Vert-Panné qui l’aide.

Et en attendant les autres camarades, si nous piochions un peu nos rôles des Trabücayres ?

VERT-PANNÉ, il tire sa pipe de sa botte.

Non, j’aime mieux en griller une.

BEAUJOLAIS.

Grilles-en deux, si tu veux, mais répétons.

GIGOLETTE.

Ah ! oui, notre grand drame de début à Bayonne.

BEAUJOLAIS.

Cinq actes et trente-sept tableaux.

VERT-PANNÉ, saluant Beaujolais.

Musique de monsieur Beaujolais.

BEAUJOLAIS, même jeu.

Paroles de monsieur Vert-Panné.

GIGOLETTE, même jeu.

Mise en scène…

BEAUJOLAIS, saluant.

Inférieure…

GIGOLETTE, révérence.

De mademoiselle Gigolette.

VERT-PANNÉ.

Vois-tu, mon petit vieux, c’est pas pour te flatter, mais tu as crânement tapé ça. Je ne sais pas ce qu’ils en diront à Paris, cette ville jalouse ; mais, vois-tu, entre nous, la musique… la, sans fard, ça y est… aux pommes.

BEAUJOLAIS, tirant le manuscrit de sa poche.

Et ton poëme ? je ne te dis qu’une chose, ma vieille : si l’Académie a deux sous de n’importe quoi, tu passeras le pont des Arts.

GIGOLETTE.

Il y passera.

VERT-PANNÉ.

Mais non, mais non ; c’est tout bêtement sublime, voilà tout.

BEAUJOLAIS, au public.

Comme comédien, ça va encore ; mais comme auteur… (Geste de la main.) Toc !

VERT-PANNÉ, de même.

Comme acteur, il est passable ! mais comme musicien, tacet !

GIGOLETTE.

Et quel titre !…

BEAUJOLAIS, lisant.

Tromb-al-ca-zar ou la Défaite opiniâtre et prolongée des Trabücayres, premier tableau, scène première.

VERT-PANNÉ.

Toi, Gigolette, en attendant ton entrée, va faire sœur Anne sur la plage, et vois… si tu ne vois… rien venir. (Il la fait sortir à gauche.)

BEAUJOLAIS.

Ah oui ! les camarades… ah ! s’ils pouvaient se faire restituer la recette…

VERT-PANNÉ.

Recette fabuleuse…

BEAUJOLAIS.

Vingt-sept francs soixante… en gros sous !

VERT-PANNÉ.

Abonnement compris.


Scène VII.

Les Mêmes, moins GIGOLETTE, puis IGNACE.
VERT-PANNÉ.
Voyons, voyons… la scène se passe en Espagne, dans une posada.
BEAUJOLAIS.

Oui, dans une salle d’auberge…

VERT-PANNÉ.

Avec un gros arbre au milieu, et tout ce qu’il faut pour écrire… Non, non… j’ai modifié tout cela.

BEAUJOLAIS.

À la bonne heure. (Lisant.) Les Trabücayres, traqués par la troupe, sont assemblés dans une salle basse de l’auberge et délibèrent. Tromb-al-ca-zar, leur chef…

VERT-PANNÉ.

Toi !

BEAUJOLAIS.

Et Astolfio, son lieutenant…

VERT-PANNÉ.

Moi !

BEAUJOLAIS, continuant.

Sont avec eux.

IGNACE, reparaissant.

Diable ! les autres sont restés là ! (Il se cache derrière la table à gauche.)

BEAUJOLAIS.

Voyons, répétons et allons-y.

VERT-PANNÉ, remontant la scène en se drapant avec une serviette, d’un air tragique et allumant sa pipe.

Entrons carrément dans la peau du bonhomme.

BEAUJOLAIS, inquiet et prenant le ton d’un acteur de drame.

Astolfio, quelle heure est-il ?

VERT-PANNÉ, imitant la cloche en prêtant l’oreille..

Ding, ding, ding… (Il s’arrête au troisième coup.)

BEAUJOLAIS, qui a compté sur ses doigts.

Minuit ! Quoi déjà si tard ? fatalité !…

VERT-PANNÉ, fumant et descendant la scène.

Qu’as-tu donc, Trombonne-cazar ?

BEAUJOLAIS.

Bal !

VERT-PANNÉ.

Trombonne-cazar, tu parais nonchalant et soucieux ! Qu’as-tu ? qu’as-tu ? qu’as-tu ?

BEAUJOLAIS, qui est resté pensif sur le bord de la scène, reçoit une bouffée de tabac de Vert-Panné.

Moi ? rien ! un nuage qui erre dans ma pensée… Réponds-moi, Astolfio…

VERT-PANNÉ.

Parle, Trombonne-cazar.

BEAUJOLAIS.

Bal… (Continuant et s’accoudant sur l’épaule de Vert-Panné.) Astolfio ! crois-tu que cette bicoque soit un asile bien sûr ?

VERT-PANNÉ.

Mais oui…

IGNACE, se dissimulant toujours, à part.

Je l’aime assez, celui-là.

BEAUJOLAIS.

Qui le dit que notre hôte ne nous a pas offert le produit de sa pêche pour mieux nous faire tomber dans ses filets ?

IGNACE, à part.

Je l’aime moins, celui-ci.

VERT-PANNÉ.

Tu erres ! tu erres ! Moi je lui trouve l’air d’un brave homme.

BEAUJOLAIS, avec ironie.

Brrrave homme !… ironie et déception !… Écoute, Astolfio ! de tous les préjugés qui infestent la terre… je n’en avais conservé qu’un : l’horreur du crime et l’amour de la vertu. Enfant que j’étais ! Un jour j’avais dit à l’un des miens : Férocio, de ce pas tu vas te rendre sur le pic neigeux, au sombre château de la Rocca-Oursina… Tu pénétreras dans la galerie des Chevaliers de la mort. Une fois là, tu compteras de l’œil les armures appendues à la muraille ; devant la septième armure, tu trouveras une dalle ivoire que tu distingueras facilement des autres qui sont blanches. Tu frapperas du pied sur cette dalle… (Il frappe sur le pied de Vert-Panné, qui jette un cri perçant en se tenant le pied.) Le cor fera entendre un son sourd et plaintif. L’armure s’animera… un de ses bras de fer se lèvera… au bout de ce bras tu trouveras une main, dans cette main tu trouveras une dague… Cette dague, il te la faut ! Tu la prendras et tu iras frapper droit au cœur, et de cinquante-six coups de poignard, don Ramir de La Goula… (Avec attendrissement.) le premier ami de mon enfance… Férocio obéit, il prit la dague… il frappa don Ramir ; mais le traître, soudoyé par des mains étrangères, ne lui fit avec la sienne que vingt-huit blessures.

VERT-PANNÉ.

Juste la moitié.

BEAUJOLAIS.

Depuis cette époque, Astolfio, je n’ai plus confiance dans les hommes, Et voilà pourquoi je viens te dire aujourd’hui que cet homme, cet aubergiste qui cherche à se dérober à nos regards, cet homme est un espion !…

IGNACE.

Moi, un espion !

VERT-PANNÉ, jetant un cri.

Ô humanité ! quand on fouille dans ton cœur, même avec la pointe d’un poignard, on n’y trouve que fange et félonie ! i i i…

TOUS DEUX, d’une voix chevrotante.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! (Coup de talon.)

VERT-PANNÉ.

Si les baïonnettes ne sont pas contentes, s’ils se plaignent là-bas…

BEAUJOLAIS, ton naturel.

C’est qu’ils seront trop jambonneaux. (Reprenant.) Tu m’as compris ?

VERT-PANNÉ, lui serrant la main.

Je t’ai compris… Un espion, ça parle…

BEAUJOLAIS.

Il ne faut pas qu’il parle… Si nous lui coupions la langue ?

IGNACE.

Oh ! je décampe. (Il cherche à s’esquiver.)

BEAUJOLAIS, remontant la scène.

Astolfio, que l’on garde toutes les portes de cette auberge.

IGNACE, courant à la fenêtre à gauche.

Ah ! cette fenêtre !

BEAUJOLAIS.

Et s’il veut franchir une des fenêtres, plante-lui une balle dans la sienne. (Ignace revient se mettre sous la table.) Mais quel est ce bruit ? Serait-ce le vent qui souffle à travers la montagne ?

VERT-PANNÉ, ton naturel.

Non, non, t’es bête ; tu sais bien que c’est la jeune fille qui vient réclamer contre un infidèle la protection des Trabücayres. (Reprenant.) Non, le vent n’a que des ailes, et j’entends marcher dans le mur.

BEAUJOLAIS, écoutant.

Astolfio, tu as raison. (Trois coups très-forts dans la coulisse.)

VERT-PANNÉ.

Je crois même qu’on a légèrement frappé à l’huis de cette demeure. (Ils arment leurs pistolets. Ignace reste derrière la table.)

BEAUJOLAIS.

Astolfio… homme ou femme, va voir qui heurte. (Vert-Panné va vers la porte, et introduit Gigolette, dont il relève le voile.)

VERT-PANNÉ, frappant dans ses mains.

Ah ! la voili ! qu’elle est jola !

BEAUJOLAIS.

Non : la voilà ! qu’elle est jolie !

VERT-PANNÉ, qui regarde Gigolette.

Maître, je crois que c’est une femme !

BEAUJOLAIS.

Laisse-la pénétrer jusqu’à nous, laisse-la pénétrer.


Scène VIII.

Les Mêmes, GIGOLETTE.

(Pendant la ritournelle, Vert-Panné indique en mimant que Tromb-al-ca-zar est le chef, etc.)

QUATUOR.
GIGOLETTE.
––––Un beau jour, à l’heure où l’aube se lève,
––––En me promenant le regard baissé,
––––J’ai laissé tomber mon cœur sur la grève,
––––Un pâtre est venu qui l’a ramassé.
––––Un cœur, ça n’est pas comme un chien caniche,
––––Des ânons, chevreaux, des moutons perdus,
––––Que l’on tambourine et que l’on affiche ;
––––Il a nos deux cœurs, et je n’en ai plus !
––––Alors, je lui dis : Donnez-moi le vôtre…
––––Il me le donna ; puis il l’a porté,
––––Malgré sa promesse, aux genoux d’une autre.
––––Brigands, je demande une indemnité.
BEAUJOLAIS, VERT-PANNÉ.
––––Alors, tu lui dis ; Donnez-moi le vôtre.
––––Il te le donna ; puis il l’a porté,
––––Malgré sa promesse, aux genoux d’une autre.
––––Brigand, je te dois une indemnité.

(Pendant la ritournelle, les deux brigands se consultent ; la jeune fille remonte la scène, et, la main sur son cœur, exprime son anxiété par une vive pantomime.)

BEAUJOLAIS, faisant signe à Gigolette d’approcher.
–––––––––Pour injures pareilles
–––––––Que nous demandes-tu ?.... u !
GIGOLETTE.
–––––––––Une de ses oreilles
–––––––Pour venger ma vertu… u !
ENSEMBLE.
BEAUJOLAIS.
––––––Tromb-al-ca-zar t’en fait serment,
––––––Foi de voleur ! foi de brigand !
––––––Il sait se venger des ingrats,
––––––Et cette oreille tu l’auras !
GIGOLETTE.
––––––Tromb-al-ca-zar j’ai ton serment
––––––À la face du firmament ;
––––––J’y compte, tu me vengeras,
––––––Car tu sais punir les ingrats.
IGNACE.
––––––Tromb-al-ca-zar, affreux brigand,
––––––Astolfio, grand sacripant,
––––––À vos poignards, à votre bras,
––––––Ignace n’échappera pas !
VERT-PANNÉ.
––––––Astolfio t’en fait serment.
––––––Foi de voleur, foi de brigand !
––––––Il sait se venger des ingrats,
––––––Et cette oreille tu l’auras.

(Ignace se fourre dans la huche.)

VERT-PANNÉ.

Tu dois être contente ?

GIGOLETTE, avec exaltation.

Oui, je le jure, cette oreille, je veux la clouer à la porte de ma demeure.

VERT-PANNÉ, bas.

Je te prêterai un clou.

GIGOLETTE, ton naturel.

T’es bête ! (Reprenant.) Je veux que le passant, effrayé par cet exemple, s’écrie : Ah ! ah ! il ne fait pas bon dans ce pays-ci de tromper les jeunes filles.

BEAUJOLAIS, VERT-PANNÉ.

Bravo, très-bien tartiné.

VERT-PANNÉ.

Mais qu’as-tu donc encore, Tromb-al-ca-zar ? Tu piétines, tes jambes flagellent et tu chanceolles…

BEAUJOLAIS, le reprenant.

Flageole et chancelle. (prenant une prise.) Moi, je trouve que la vengeance de cette jeune fille est trop douce. Par les cornes du diable, cet Ignacio… (Très-fort.) il faut le frapper !…

VERT-PANNÉ.

Parle bas…

IGNACE, à part.

Oh ! ils veulent me frapper par le bas !

BEAUJOLAIS.

Il a mérité…

TOUS.

Quoi donc ?

BEAUJOLAIS.

La mort !

TOUS.

Ah !

GIGOLETTE, d’un ton dégagé.

Tiens ! c’est une idée !

IGNACE, à part.

Oh ! la petite bête féroce !

VERT-PANNÉ.

Mais cette mort, la demanderas-tu à la pendaison ?

BEAUJOLAIS.

Non !

VERT-PANNÉ.

Au poison ?

BEAUJOLAIS.

Non !

VERT-PANNÉ.

À la pâmoison ?

BEAUJOLAIS.

Non !

VERT-PANNÉ, criant.

Mais à quoi la demanderas-tu donc ?

BEAUJOLAIS.

Au fer !… Non pas au fer qui frappe dans l’ombre et la nuit sombre, non, non, non, non, non, non ; mais au fer qui reluit au soleil, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui. Non pas au poignard trapu de nos Trabücayres… mais à la dague légère et affilée de nos gitanes et de nos bohémiennes.

VERT-PANNÉ.

Oui, tu as raison ; que la beaûté le couronne de rôses, et qu’au milieu des enivrements des danses les plus folles et les plus capricieuses…

BEAUJOLAIS.

Vlan !

VERT-PANNÉ.

Vlan !

GIGOLETTE, se jetant à genoux et tendant les mains.

Oh ! megueci ! megueci !…

BEAUJOLAIS.

Guelève-toi, jeune fille, guelève-toi.

GIGOLETTE, à Beaujolais d’un ton naturel.

Oui, mais qu’est-ce qui va nous faire le jeune pâtre ?

VERT-PANNÉ.

C’est vrai…

BEAUJOLAIS.

Et c’est qu’en effet on ne peut guère répéter sans lui…

GIGOLETTE.

Mais, j’y pense, le jeune aubergiste.

VERT-PANNÉ.

Oui, il a une bonne petite trombine.

BEAUJOLAIS.

Justement, nous avons besoin d’un imbécile, voilà notre affaire.

IGNACE.

Il me semble que j’ai entendu mon nom. (Il se montre.)

VERT-PANNÉ.

Le voilà ! (Il sort tout blanc.)

BEAUJOLAIS.

Où diable était-il fourré ?

IGNACE, tremblant.

Ne faites pas attention, je boulangeais…

BEAUJOLAIS.

Donnez-moi la main, jeune mitron !

IGNACE, courant sur ta gauche.

Je crois qu’on me demande à la grange.

VERT-PANNÉ.

Un moment… nous avons un petit service à vous demander…

IGNACE, même jeu vers la droite.

Des liqueurs ? je vais descendre à la cave.

BEAUJOLAIS, le ramenant.

Non, non… Savez-vous danser ?...

IGNACE, s’affaissant.

Ah ! mon Dieu ! je gi… gi… gotte un peu, mais si mal ! si mal !…

BEAUJOLAIS.

Peu importe ! ces dames vous guideront !… Paraissez, zingaras.

VERT-PANNÉ.

Paraissez, gitanas.


Scène IX.

Les Mêmes, gitanas par la gauche, comédiens ambulants, entrant par le fond.
BEAUJOLAIS.

Ah ! voilà les camarades avec le sac, nous sommes sauvés. (Un des comédiens lui lance une bourse.) Que les danses commencent ! (Il frappe trois coups du pied. – Ritournelle du ballet. Les gitanas entourent le jeune pâtre et l’invitent à la danse.)

GIGOLETTE.

Ah ! j’oubliais… (Première pose du jeune pâtre.) La Couronne de roses ! (Elle la lui met sur la tête.)

IGNACE, à part.

Oh ! c’est elle qui pare la victime… j’ai l’air du bœuf gras ; soyons gracieux, peut-être que mes grâces me feront obtenir la mienne. (Ballet sur une valse chantée, pendant lequel Ignace cherche à échapper aux poignards qui le menacent, et finit par tomber à genoux, frappé de ces mêmes poignards qui rentrent dans le manche.)

BEAUJOLAIS, sur la dernière pose.

Frappez !

IGNACE.

Grâce ! (coup de pied de Beaujolais.) Tiens, je ne suis pas mort. Ne recommencez pas, j’aime mieux être des vôtres. Oui, je m’enrôle dans la troupe du vertueux Tromb-al-ca-zar. Qu’on m’attache à un grand sabre…

BEAUJOLAIS.

Astolfio, attachée à un grand sabre. (Vert-Panné attache un grand sabre au cou d’Ignace.)

GIGOLETTE, tirant Vert-Panné à part.

C’est ça, laissons-lui son erreur.

VERT-PANNÉ.

Il chantera la musique de Beaujolais : ça sera sa punition.

BEAUJOLAIS.

Il dira ta prose, ça sera la tienne. (Cloche au dehors.)

VERT-PANNÉ.
Voilà la vapeur qui va passer.
BEAUJOLAIS.

Mes enfants, partons pour Bayonne, et après nous irons faire une petite pose à Pau.

TOUS.

Une pose à Pau !

BEAUJOLAIS.

Eh bien, oui, mes enfants, à Pau, en Béarn.

VERT-PANNÉ.

Mais c’est un misérable trou, Pau !

GIGOLETTE.

Une ville de Pau, ça doit être tannant.

BEAUJOLAIS.

Cette année surtout. À ma dernière tournée, j’ai eu beau ouvrir les portes du théâtre et crier à la ville entière : Entre, Pau !… four complet. C’est une ville qui ne fournit plus un chat, Pau !

GIGOLETTE.

De sorte que tu n’as été fait capot qu’à Pau.

VERT-PANNÉ.

À propos, est-ce que nous allons rester longtemps sur le… nom de cette ville ?

BEAUJOLAIS.

Non, à Bayonne ! c’est dans ce département que nous devons inaugurer le triomphe des ténors.

VERT-PANNÉ.

Et des basses !

BEAUJOLAIS.

Pyrénées… à Bayonne !…

TOUS.

À Bayonne !…

BEAUJOLAIS.

N’oublions pas les accessoires, et en avant mon hymne au jambon… ce digne pendant des grands morceaux de l’art… Allez, la musique !…

TOUS.

Allez, la musique !

Reprise de l’air du Jambon de Bayonne.
Le jambon de Bayonne,
De Bayonne en Bayonnais, etc.

(Chacun s’est chargé des accessoires composant la vaisselle de l’auberge, assiettes d’étain, gobelets de fer-blanc. — Beaujolais a passé la lame du grand sabre dans le jambon. — Les quatre acteurs qui entonnent le couplet sont accompagnés au refrain par le choc, sur les plats, des gobelets et des poignards des gitanas. — Au commencement du refrain, tous s’éloignent en cadence, puis reviennent sur le devant pour la fin de l’air.)

REPRISE GÉNÉRALE.

(Le rideau baisse.)



FIN.