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HOMME.

Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
Caressais-tu madame Ève ma mère ?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure assez mal ordonnée,
Le teint bruni, la peau rude et tannée.
Sans propreté, l’amour le plus heureux
N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l’eau, du millet et du gland ;
Le repas fait, ils dorment sur la dure.
Voilà l’état de la pure nature[1].

Il est un peu extraordinaire qu’on ait harcelé, honni, levraudé un philosophe de nos jours très-estimable, l’innocent, le bon Helvétius, pour avoir dit que si les hommes n’avaient pas des mains, ils n’auraient pu bâtir des maisons et travailler en tapisserie de haute lice. Apparemment que ceux qui ont condamné cette proposition ont un secret pour couper les pierres et les bois, et pour travailler à l’aiguille avec les pieds[2].

J’aimais l’auteur du livre de l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes.

Je n’ai point de termes pour exprimer l’excès de mon mépris pour ceux qui, par exemple, ont voulu proscrire magistralement cette proposition : « Les Turcs peuvent être regardés comme des déistes[3]. » Eh ! cuistres, comment voulez-vous donc qu’on les regarde ? comme des athées, parce qu’ils n’adorent qu’un seul Dieu ?

Vous condamnez cette autre proposition-ci : « L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises comme un sauvageon porte des fruits amers[4]. »

  1. Ces vers sont extraits du Mondain, tome X.
  2. Ces mots l’innocent, le bon Helvétius, n’étaient pas dans l’édition de 1771. Ils furent, ainsi que les quatre alinéas qui suivent, ajoutés en 1774. Helvétius était mort le 20 décembre 1771 ; Voltaire en reparle encore aux articles Lettres et Pourquoi. L’arrêt du parlement contre le livre de l’Esprit est du 6 février 1739. (B.)
  3. De l’Esprit, discours ii, chapitre xxiv. Cette proposition figure en effet dans la censure que fit la faculté de théologie. (B)
  4. Ibid., chapitre x.