Ma double vie/33

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Charpentier et Fasquelle (p. 473-497).
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XXXIII


Enfin, le navire stoppa le 27 octobre, à six heures et demie du matin. J’étais endormie, encore fatiguée par ces trois jours et ces trois nuits de furieuses tempêtes. Ma femme de chambre eut quelque peine à m’éveiller. Je ne voulais pas croire que nous fussions arrivés ; et je voulus dormir jusqu’à la dernière minute. Je dus cependant me rendre à l’évidence. Le navire stoppait. J’entendais un bruit de coups sourds répercutés à l’infini.

Je mis la tête hors de mon hublot, et j’aperçus des hommes occupés à nous frayer un passage dans la rivière. En effet, l’Hudson était gelé. Toutes ses eaux étaient prises ; et le lourd bateau ne pouvait avancer qu’avec l’aide des pioches faisant sauter les blocs de glace.

Cette arrivée non prévue me transporta de joie. En une minute, tout se transforma. J’oubliai mon malaise, mon ennui depuis les onze jours de traversée. Le soleil, pâle mais rose, se levait, dissipant la brume et éclairant la glace qui, sous l’effort des pionniers, jaillissait en mille morceaux lumineux. J’entrais dans le Nouveau Monde au milieu d’un feu d’artifices de glace. C’était féerique et un peu fou, mais je trouvais cela d’un bon augure.

Je suis tellement superstitieuse que, si j’étais entrée sans soleil, j’aurais été désolée et en inquiétude jusqu’après ma première représentation. C’est vraiment torturant d’être superstitieuse à ce point ; et, pour mon malheur, je le suis maintenant dix fois plus qu’à cette époque, car, outre les superstitions de mon pays, j’ai, ayant beaucoup voyagé, ajouté à mon cas toutes les superstitions des autres pays. Je les ai toutes ! toutes ! Et, aux moments graves de ma vie, elles se dressent en légions armées pour ou contre moi ! Je ne puis faire un pas, un mouvement, un geste, m’asseoir, sortir, me coucher, me lever, regarder le ciel ou la terre, sans trouver une excuse à espérer ou désespérer, jusqu’au moment où, exaspérée par ces entraves volontaires de ma pensée contre mes actions, je jette un défi à toutes mes superstitions et j’agis comme je veux agir.

Heureuse de ce qui me semblait être un bon pronostic, je me mis gaiement à ma toilette.

M. Jarrett venait de frapper à ma porte : « Madame, je vous supplie d’être vite prête, car il y a plusieurs bateaux pavoises aux couleurs françaises qui viennent au-devant de vous. »

Je jetai un regard vers mon hublot, et je vis un steamer dont le pont était noir de monde ; puis deux autres petits bateaux non moins chargés que le premier. Le soleil éclairait tous ces pavillons français.

Le cœur me battait un peu. J’étais sans nouvelles aucunes depuis douze jours, car l’Amérique avait mis douze jours, malgré la bonne volonté de notre brave capitaine.

Un homme venait de sauter sur le pont. Je courus vers lui et je tendis la main, ne pouvant articuler un seul mot. Il me remit un paquet de dépêches. Je ne voyais personne, je n’entendais aucun son. Je voulais savoir. Et, parmi toutes ces dépêches, je cherchais, avant tout, une signature. Enfin, la voilà, cette dépêche attendue ! crainte ! espérée ! signée : Maurice ! La voilà ! Je fermai un instant les yeux, car en cette minute je vis tout ce qui m’était cher et j’en ressentis l’infinie douceur.

Je me trouvai un peu confuse en ouvrant les yeux. J’étais entourée d’une foule inconnue, silencieuse et bienveillante, mais très curieuse. Voulant me dégager, je pris le bras de Jarrett et me fis conduire au salon.

Au moment où je franchissais la porte, La Marseillaise éclata, et notre consul me dit quelques mots de bienvenue en me remettant des fleurs.

Un groupe représentant la colonie française me remit un aimable placet. Puis, M. Mercier, rédacteur en chef du Courrier des États-Unis me fit un speech dans lequel l’esprit et le cœur se disputaient la palme, un speech très français. Puis vint le moment terrible des présentations.

Oh ! quelle heure fatigante ! L’esprit tendu pour comprendre les noms !... Pemberst... « Madame, aspirez l’H, Harthtem... » Je m’accrochais avec peine à la première syllabe et la seconde finissait dans un fouillis de voyelles absorbées ou de consonnes sifflantes... Au vingtième nom, je n’écoutais plus, je faisais simplement marcher mon petit risorius de Santorini, je plissais mon œil, je tendais mécaniquement le bras au bout duquel se trouvait la main qui serrait et était serrée, je répondais : « Combien je suis charmée. — Madame... — Oh ! certainement... Oh ! oui... Oh ! non... Ah !... Ah !... Oh !... Oh !... » Je devenais ahurie, idiote, éreintée d’être debout. Je n’avais qu’une idée : retirer mes bagues de mes doigts, qui se gonflaient sous les pressions des shake-hands répétés.

Mes yeux s’agrandissaient avec effroi vers la porte par laquelle la foule continuait à s’engouffrer pour venir vers moi… Encore tous les noms de tous ces gens à entendre… encore toutes ces mains à presser… faire fonctionner mon risorius de Santorini encore et encore…

La sueur me perlait sous les cheveux. Je commençais à m’énerver terriblement.

Je claquais des dents et je commençais à bégayer… « Oh ! Madame… Oh !… Je suis char… cha-a… a… » Je n’en pouvais plus. Je sentis que j’allais me fâcher ou pleurer… que j’allais être ridicule, en un mot… Je pris le parti de m’évanouir. Je fis le geste de la main qui voudrait mais ne peut… J’ouvris la bouche… je fermai les yeux… et me laissai choir tout doucement dans les bras de Jarrett. « Vite, de l’air ! Un médecin ! Pauvre jeune femme ! Comme elle est pâle ! Otez-lui son chapeau ! son corset ! — Elle n’en porte pas… — Dégrafez sa robe ! » Le trac me prit. Mais ma Félicie, appelée en toute hâte, et « mon petit’dame » s’opposèrent à ce déshabillage. Le docteur revint avec un flacon d’éther. Félicie empoigna le flacon : « Ah non ! docteur, pas d’éther. Quand Madame se porte bien, l’odeur de l’éther la fait s’évanouir ! » Et cela était vrai.

Je pensai qu’il était temps de reprendre mes sens. Les reporters s’approchèrent. Ils étaient plus de vingt. Mais Jarrett, très attendri, les pria de venir à Albemarle Hôtel où j’allais habiter.

Je vis chacun des reporters prendre Jarrett à part. Et, quand je lui demandai le secret de tous ces « apartés », il me répondit flegmatiquement : « Je leur ai donné rendez-vous à partir de une heure. Il en viendra un nouveau toutes les dix minutes. »

Je le regardai, pétrifiée. Il soutint mon regard anxieux et me dit : « Oh ! yes, il était nécessaire ! »


En arrivant à Albemarle Hôtel, j’étais fatiguée, et en grand besoin de solitude.

Je courus m’enfermer dans une chambre de l’appartement arrêté pour moi. Je fermai toutes les portes. Une seule n’avait ni verrou ni clef ; je poussai un meuble contre elle. Et je refusai énergiquement d’ouvrir.

Il y avait dans le salon une cinquantaine de personnes ; mais j’avais cette lassitude effroyable qui, pour obtenir une heure de repos, vous porterait aux extrêmes les plus violents.

Je voulais, les bras en croix, la tête en arrière, les yeux clos, m’étendre sur des tapis. Je voulais ne plus parler, ne plus sourire, ne plus regarder.

Je me jetai à terre et je restai muette aux coups frappés à ma porte, aux supplications de Jarrett. Je ne voulais pas entrer en discussion. Je ne répondis pas un mot.

J’entendais le bourdonnement grondeur des visiteurs et les paroles sournoises de Jarrett pour les retenir. J’entendis le bruissement d’un papier passé sous la porte, puis le chuchotement de Mme Guérard. Elle répondait à Jarrett furieux : « Vous ne la connaissez pas. Monsieur Jarrett. Si on faisait mine de forcer la porte contre laquelle est poussé le meuble, elle sauterait par la fenêtre. — Non ! Madame, disait Félicie à une Française qui insistait, c’est impossible ! Madame aurait une crise de nerfs terrible ! Elle a besoin d’une heure de repos. Eh bien, qu’on attende ! »

J’entendis encore dans le lointain des paroles confuses ; et je m’endormis d’un sommeil délicieux et un peu rieur, car ma gaieté reprenait le dessus en pensant aux figures rageuses et déconfites de mes tourmenteurs... pardon... de mes visiteurs.

Une heure après, je m’éveillai, car j’ai le don précieux de dormir dix minutes, un quart d’heure, une heure, selon ma volonté ; et je m’éveille doucement, sans secousse, à l’heure que j’ai fixée pour mon réveil. Et rien ne m’est plus favorable que ce repos volontaire et précisé de mon esprit et de mon corps.

Bien souvent, au milieu des intimes de ma maison, je me suis étendue devant la grande cheminée, sur les peaux d’ours, les priant de continuer la conversation sans s’occuper de moi ; et je m’endormais une heure.

Parfois, à mon réveil, je trouvais assis deux ou trois nouveaux venus qui, respectant mon sommeil, se mêlaient à la conversation générale, attendaient pour me présenter leurs hommages que je fusse éveillée.

Maintenant encore, dans le petit salon Empire qui précède ma loge, je m’étends sur le lourd et profond sofa, et je dors pendant qu’on introduit les amis et artistes auxquels j’ai donné rendez-vous. Et quand j’ouvre les yeux, je suis entourée de visages amis, bienveillants, et ravis du repos que j’ai pris, me tendant des mains affectueuses. Alors, mon esprit quiet et reposé s’ouvre à toutes les belles conceptions qui me sont proposées, et se refuse sans mauvaise grâce à toutes les absurdités qui me sont soumises.


Je m’éveillai donc une heure après sur les tapis d’Albemarle Hôtel.

J’ouvris ma porte et trouvai, assises sur une malle, mes chères Guérard et Félicie. « Il y a encore du monde ? — Oh ! Madame, me dit Félicie, ils sont cent maintenant ! — Vite ! aide-moi à me dévêtir, et donne-moi une robe blanche. »

Ce fut fait en cinq minutes. Et je me sentais en joliesse de la tête aux pieds. J’entrai dans le salon où m’attendaient toutes ces personnes inconnues. Jarrett accourut au-devant de moi ; mais, me trouvant bien vêtue et de visage riant, il remit à plus tard le sermon qu’il voulait me faire.

Je veux présenter Jarrett à mes lecteurs, car cet homme fut un homme extraordinaire. Il avait alors soixante-cinq à soixante-dix ans. De taille élevée. Le visage du roi Agamemnon, couronné par une chevelure d’argent, la plus belle que j’aie jamais vue sur tête d’homme. Les yeux étaient d’un bleu si pâle que, lorsque la colère les fulgurait, il semblait aveugle. Quand il était au repos, calme et admirant la nature, son visage était vraiment beau ; mais quand la gaieté animait son esprit, sa lèvre supérieure, découvrant ses dents, se plissait dans un reniflement féroce ; et le rictus semblait se former par l’attirance des oreilles pointues qui se remuaient comme en éveil sur une proie.

Cet homme était terrible. Doué d’une intelligence supérieure, il avait dû dès l’enfance se battre avec la vie ; et il avait pris l’humanité en profond mépris. Ayant beaucoup souffert, il n’avait pas pitié de ceux qui souffraient, disant que tout être mâle était armé pour se défendre. Il plaignait les femmes sans les aimer ; mais il les secourait facilement.

Il était très riche et très économe, mais pas avare. Il me disait souvent : « Je me suis frayé un chemin das la vie à l’aide de deux armes, la probité et le revolver. En affaires, la probité est l’arme la plus terrible contre les coquins et les rusés : les uns ne la connaissent pas, les autres n’y croient pas ; et le revolver est une invention admirable pour forcer les drôles à ratifier la parole donnée. » Et il me racontait d’admirables et terrifiantes aventures.

Il avait sous l’œil droit, une cicatrice profonde. Dans une discussion violente à propos d’un contrat à signer pour Jenny Lind, la célèbre cantatrice, Jarrett dit à son interlocuteur : « Regardez bien cet œil, Monsieur — il montrait son œil droit, — il lit dans votre pensée tout ce que vous ne dites pas ! — Il lit mal ! répondit l’autre, car il n’a pas prévu cela ! » Et il lui lâcha un coup de revolver destiné à lui crever l’œil droit, « Monsieur, répliqua Jarrett, c’est ainsi qu’il fallait tirer pour le fermer à tout jamais ! » Et il logea une balle entre les deux yeux de l’homme, qui tomba raide mort.

Quand Jarrett narrait cette histoire, sa lèvre se retroussait, ses deux incisives semblaient broyer délicieusement les mots, et les saccades de son rire étouffé semblaient des claquements de mâchoires… Mais cet homme était honnête et probe ; je l’aimais beaucoup et j’aime son souvenir.


Ma première impression fut joyeuse, et je battis des mains en entrant dans ce salon que je n’avais pas encore vu. Les bustes de Racine, de Molière, de Victor Hugo étaient sur des socles entourés de fleurs. Autour de la large pièce, des canapés chargés de coussins ; et, pour évoquer mon home de Paris, de grands palmiers allongeaient leurs palmes au-dessus d’eux.

Jarrett me présenta l’aimable instigateur de cette galanterie : Knoedler. Je serrai la main de ce très charmant homme et nous fûmes tout de suite, et pour toujours, bons amis.

Les visiteurs se retiraient peu à peu, mais les reporters ne se retiraient pas. Ils étaient assis : qui sur des bras de fauteuils, qui sur des coussins.

L’un d’eux était accroupi en tailleur sur une tête d’ours, le dos appuyé contre le « steam » brûlant ; il était pâle, maigre, et toussait fréquemment. Je m’approchai de lui et, au moment où j’ouvrai la bouche pour lui parler, un peu choquée de ne point le voir se lever, il m’interpella d’une voix de basse : « Quel est, Madame, le rôle que vous préférez entre tous ? — Ça ne vous regarde pas ! » lui répondis-je en lui tournant le dos.

Et je me cognai à un autre reporter plus poli. « Qu’est-ce que vous mangez dès votre réveil. Madame ? »

J’allais faire la même réponse qu’au premier reporter, mais Jarrett, qui avait eu grand mal à calmer la fureur de l’homme accroupi, répondit vivement : « Du oats-meal ! » Je ne connaissais pas ce plat. « Et dans la journée ?… reprit le féroce reporter. — Des moules ! » m’écriai-je. Et il écrivit flegmatiquement : « Des moules toute la journée… »

Je me dirigeai vers la porte… Une reporter en jupe tailleur, cheveux coupés, me dit d’une voix douce et nette : « Êtes-vous jewcatholiqueprotestanmahométanboudhistathéezoroasthéiste ou déiste ? »
. . . . . . . . . . . . . . . . .

Je restai clouée, ahurie. Elle avait dit cela d’une seule haleine, mettant l’inflexion au hasard et faisant du tout un mot d’une incohérence si folle, que j’eus l’impression de n’être pas en sûreté près de cette douce et étrange personne.

Mon regard inquiet tomba sur une dame âgée qui devisait gaiement dans un petit groupe. Elle vint à mon secours et me dit on très bon français : « Cette jeune fille vous demande, Madame, si vous êtes juive, catholique, protestante, mahométane, bouddhiste, athée, zoroaste, théiste ou déiste. » Je tombai sur le canapé.

« Ah ! mon Dieu ! Est-ce que ce sera comme ça dans toutes les villes où je vais aller ? — Oh ! non, dit le placide Jarrett, vos interviews vont être télégraphiées dans toute l’Amérique. »

Et les moules ?... pensai-je.

Et je répondis, l’esprit ailleurs : « Je suis catholique, Mademoiselle ! — Romaine... ou orthodoxe ? » Je me levai d’un bond, elle m’ennuyait vraiment trop !

Un tout jeune homme s’approcha timidement : « Voulez-vous me permettre de finir mon dessin. Madame ? » Je restai debout, le visage de profil, selon son désir. Quand il eut fini, je demandai à voir. Et il ne remit sans honte son horrible dessin : un squelette coiffé d’une perruque frisée. Je déchirai le dessin et le lui jetai au nez. Et, le lendemain, cette horreur paraissait dans les journaux, soulignée d’une rubrique désagréable.

Heureusement, je pus causer sérieusement de mon art avec quelques journalistes probes et intelligents.

Mais en Amérique, il y a vingt-sept ans, le reportage était plus goûté que les articles de fond, et le public, beaucoup moins lettré qu’aujourd’hui, se faisait facilement l’écho des turpitudes inventées par un reporter aux abois. Je ne crois pas qu’il y ait eu un être au monde, depuis l’invention du reportage, qui ait ou plus à en souffrir que moi dans cette première tournée.

Toutes les plus basses calomnies lancées par mes ennemis bien avant mon arrivée en Amérique, toutes les perfidies des amies de la Comédie-Française et de mes propres admirateurs, qui tenaient à ce que j’échouasse dans mon voyage afin de revenir au plus vite au bercail, amoindrie, calmée et domptée. Toutes les réclames à outrance faites par mon imprésario Abbey et par Jarrett mon représentant, réclames souvent outrageantes, toujours ridicules et dont je n’ai connu la véritable source que longtemps après, quand il était trop tard, oh ! combien trop tard, pour enlever au public la persuasion que j’étais la première instigatrice de toutes ces inventions.

Aussi, j’y ai renoncé. Peu me chaut qu’on croie ceci ou cela ! La vie est courte, même pour ceux qui vivent longtemps. Il faut vivre pour quelques-uns qui vous connaissent, vous apprécient, vous jugent et vous absolvent, et pour lesquels on a même tendresse et indulgence. Le reste est la « fouletitude », joyeuse ou triste, loyale ou perverse, de laquelle on n’a rien à attendre que des émotions passagères, bonnes ou mauvaises, mais qui ne laissent aucune trace.

Il faut haïr très peu, car c’est très fatigant. Il faut mépriser beaucoup, pardonner souvent et ne jamais oublier. Le pardon ne peut entraîner l’oubli ; pour moi, du moins.

Je ne reproduirai pas ici quelques-unes de ces outrageantes et infâmes attaques ; ce serait faire trop d’honneur aux gredins qui les avaient forgées de toutes pièces en trempant leur plume dans le fiel de leur âme.

Mais ce que je puis affirmer, c’est que rien ne tue, que la mort ! Et que tout être qui veut se défendre de la calomnie le peut ! Pour cela, il faut vivre. Ce n’est pas à la portée de tout le monde, mais c’est à la volonté de Dieu qui voit et juge !


Je me reposai deux jours avant de me rendre au Théâtre. J’étais toujours sous l’impression du bateau. La tête me tournait un peu, et je voyais sans cesse monter et descendre le plafond. Ces douze jours de mer avaient troublé l’équilibre de ma santé.

J’envoyai un mot au régisseur, pour le prévenir qu’on répéterait le mercredi. Et aussitôt le déjeuner terminé, je me rendis au Booth Théâtre, dans lequel devaient avoir lieu nos représentations.

A la porte réservée aux artistes, je vis une foule compacte, grouillante, occupée, gesticulante.

Ce monde bizarre n’appartenait pas au monde artiste, ce n’étaient pas des reporters. Hélas ! je les connaissais trop pour m’y tromper.

Ils n’étaient pas là en curieux. Ils semblaient trop affairés. Et puis il n’y avait que des hommes. Cependant ma voiture s’arrêta. Un d’eux se précipita vers la portière et s’en fut retrouver le groupe grouillant. « La voici ! C’est elle ! »

Et tous ces hommes communs, à la cravate blanche et aux mains douteuses, à la jaquette ouverte, ayant les genoux du pantalon usés et sales, s’engouffraient derrière moi dans l’étroit couloir qui conduisait à l’escalier.

Je n’étais pas tranquille.

Je montai rapidement. Plusieurs personnes m’attendaient en haut de l’escalier : M. Abbey, Jarrett, des reporters, hélas ! deux gentlemen et une dame charmante et distinguée avec laquelle je suis restée liée d’amitié, quoiqu’elle n’aime pas beaucoup les Français.

Je vis le hautain et froid Abbey s’avancer avec grâce et courtoisie vers l’un de ces hommes qui me suivaient. Tous deux levèrent leur chapeau, puis se dirigèrent, suivis de l’étrange et brutale escouade, vers le milieu de la scène.

Alors, je devins spectatrice du plus étrange des spectacles : Au milieu de la scène étaient rangées mes quarante-deux malles. Sur un signe, vingt hommes se détachèrent et se placèrent, chaque homme entre deux malles. Puis, d’un geste prompt, ils soulevèrent de la main droite, de la main gauche, le couvercle de la malle placée à droite, placée à gauche.

Jarrett, le front plissé, le rictus méchant, tenait les clefs, qu’il m’avait demandées le matin pour les formalités de la douane. «Oh ! rien... disait-il. Soyez tranquille. » Et l’habitude que j’avais du parfait respect envers mes bagages dans tous les pays où j’avais été, m’avait rendue confiante.

Le principal personnage du vilain groupe s’approcha de moi, conduit par Abbey.

Je venais d’être mise au courant par Jarrett. C’était « la Douane », institution abominable dans tous les pays et plus encore dans celui-là que dans aucun autre.

Je m’étais préparée ; et je reçus avec beaucoup d’affabilité ce bourreau de la patience du voyageur. Il souleva le melon qui lui servait de coiffe et me dit, sans ôter le cigare de sa bouche, une phrase incompréhensible ; puis, se tournant vers son escouade, il fit un geste brusque souligné d’un mot sec ; et les quarante mains sales de ces vingt hommes s’abattirent sur mes satins, mes velours, mes dentelles.

Je me précipitai pour sauver mes pauvres robes de ce viol outrageant ; et je donnai l’ordre à notre costumière de sortir une à une toutes mes robes, ce qu’elle fit avec l’aide de ma femme de chambre qui pleurait en voyant le peu de respect de ces rustres pour tous ces objets de grâce et de fragilité.

Deux dames venaient d’arriver, bruyantes et affairées. L’une était grosse, courte, le nez prenant racine à la naissance des cheveux, les yeux ronds et placides, la bouche avançant en mufle ; les bras se cachaient avec timidité derrière sa lourde et molle poitrine, et ses genoux indiscrets sortaient directement de l’aine ; on eût dit d’une vache assise.

L’autre ressemblait à une terrapine ; sa petite tête noire et méchante se tendait au bout d’un cou trop long, très cordé, qu’elle rentrait ou sortait de son boa avec une rapidité incroyable ; le reste de son corps était bombé… à plat…

Ces deux délicieuses personnes étaient les couturières requises par la douane pour estimer nos costumes. Elles me jetèrent un regard fuyant, esquissant un petit salut plein de fiel et de rage jalouse à la vue de mes robes ; et je compris facilement que deux ennemis de plus venaient d’entrer dans la place.

Ces deux odieuses pies-grièches se mirent à jaboter, à discuter, à patouiller et à tripatouiller mes robes, mes manteaux.

Elles poussaient des cris d’admiration pleins d’emphase : « Oh ! que c’est beau ! Oh ! quelle magnificence ! Quel luxe ! Toutes nos clientes vont vouloir des robes comme ça ! Nous ne pourrons jamais les leur faire ! Cela va nous ruiner, nous, pauvres couturières américaines !!!… »

Elles excitaient le « tribunal du chiffon ». Elles se lamentaient, s’extasiaient, demandaient « justice «  contre l’invasion étrangère. Et la vilaine bande opinait de la tête et crachait par terre pour affirmer son indépendance.

Tout d’un coup, la terrapine s’élance sur un des inquisiteurs : « Oh ! que c’est beau !… Montrez ! Montrez ! » Et elle s’accrochait à une robe de La Dame aux Camélias, toute brodée de perles. « Cette robe vaut au moins dix mille dollars ! » s’écria-t-elle. Et, s’approchant de moi : « Combien avez-vous payé cette robe, Madame ? »

Je grinçais des dents et ne voulais pas répondre, car, en ce moment, j’aurais voulu voir la terrapine au fond d’une des marmites de la cuisine d’Albemarle Hôtel.

Il était cinq heures et demie. Le froid gelait mes pieds. J’étais morte de fatigue et de rage contenue.

On remit au lendemain la suite de l’expertise. La vilaine bande s’offrit à tout remettre dans les malles, mais je m’y opposai. J’envoyai acheter cinq cents mètres de tarlatane bleue, pour recouvrir la montagne de robes, chapeaux, manteaux, souliers, dentelles, linge, bas, fourrures, gants, etc., etc.

On me fit jurer de ne rien enlever (charmante confiance !). Et je plaçai comme gardien mon maître d’hôtel, le mari de Félicie ; il se fit installer un lit sur le théâtre.

Je me sentais si énervée, que je voulus aller prendre l’air loin et longtemps.

Un ami m’offrit de me conduire voir le pont de Brooklyn. « Ce chef-d’œuvre du génie américain vous fera oublier les petites misères de nos paperassiers », me dit-il avec douceur.

Et nous partîmes pour le pont de Brooklyn.

Il n’était pas encore achevé, il fallait un permis spécial pour le visiter. Mais les voitures s’y aventuraient déjà. Oh ! ce pont de Brooklyn ! c’est fou ! c’est admirable ! grandiose ! enorgueillissant ! Oui, on est fier d’être un être humain quand on pense qu’un cerveau a créé, suspendu dans l’air, à cinquante mètres du sol, cette effroyable machine qui supporte une dizaine de trains bondés de voyageurs, dix ou douze tramways, une centaine de voitures, cabs, charriots, des milliers de piétons ; tout cela évoluant ensemble dans le vacarme de la musique des métaux qui crient, grincent, gémissent, grondent, sous l’énorme poids des gens et des choses.

Le déplacement de l’air occasionné par la tempête de cet effroyable va-et-vient des machines, des tramways, et des charriots qu’on essayait, tout cela me donnait le vertige, me coupait la respiration.

Je fis signe d’arrêter la voiture et je fermai mes paupières. J’eus alors l’étrange et indéfinissable sensation du chaos universel.

Je rouvris les yeux, le cerveau un peu apaisé, et je vis New-York étendue le long du fleuve, mettant sa parure de nuit aussi étincelante sous sa robe aux mille feux que le firmament sous sa tunique d’étoiles.

Je rentrai à l’hôtel réconciliée avec ce grand peuple. Je m’endormis lassée de corps, mais reposée d’esprit.

Je fis des rêves délicieux qui me laissèrent en belle humeur le lendemain, car j’adore rêver. Et les jours pénibles et chagrinants pour moi sont ceux qui succèdent à des nuits sans rêves. Mon grand désespoir est de ne pouvoir les choisir.

Que de fois j’ai fait l’impossible pour continuer la journée heureuse dans le sommeil ! Que de fois j’ai fait


SARAH BERNHARD (ALLÉGORIE) L’ESPÉRANCE (TABLEAU DE WALTER SPINDLER).
SARAH BERNHARD (ALLÉGORIE) L’ESPÉRANCE (TABLEAU DE WALTER SPINDLER).
SARAH BERNHARD (ALLÉGORIE) L’ESPÉRANCE
(TABLEAU DE WALTER SPINDLER).


appela la vision d’êtres chéris en m’endormant. Mais toujours l’esprit dévie et me transporte ailleurs. Je préfère cela cent fois, même le songe fût-il cruel, à la négation absolue de la pensée.

Endormi, mon corps ressent une jouissance infinie. Mais le sommeil de ma pensée est une torture. Cette négation de la vie révolte mes formes vitales. Je veux bien mourir une bonne fois, mais je me refuse à ces petites morts que donnent les nuits sans rêves.


Quand je m’éveillai, ma femme de chambre me dit que Jarrett m’attendait pour aller au Théâtre, afin de terminer l’évaluation de mes costumes. Je fis dire à Jarrett que j’avais assez vu l’escouade des douaniers et que je le priai de tout terminer sans moi avec Mme Guérard.

Pendant deux jours encore, la terrapine, la vache assise et la bande noire prirent des notes pour la taxe, des croquis pour les journaux, et des modèles pour les clientes.

Je m’impatientais, car il fallait répéter.

Enfin j’appris, le jeudi matin, que le travail était terminé et que je n’aurais mes malles qu’après avoir versé vingt-huit mille francs à la douane.

Je fus prise d’un tel fou rire, qu’il gagna le pauvre Abbey, terrifié, et même Jarrett qui découvrit ses cruelles incisives.

« Mon cher Abbey, m’écriai-je, arrangez-vous ! Moi, je dois débuter lundi 8 novembre. C’est aujourd’hui jeudi. Je serai au Théâtre lundi pour m’habiller. Faites-moi avoir mes malles, car la douane n’est pas comprise dans mon contrat. Néanmoins je paierai la moitié de ce que vous donnerez. »

Les vingt-huit mille francs furent déposés entre les mains d’un attorney, qui intenta en mon nom un procès au Board of Customs.

Mes malles me furent remises contre ce dépôt, et les répétitions commencèrent au Booth’s Théâtre.

Le lundi 8 novembre, à huit heures et demie, la toile se leva pour la première représentation d’Adrienne Lecouvreur. La salle était bondée. Toutes les places, vendues aux enchères et revendues, avaient été payées des prix exorbitants.

J’étais attendue avec impatience, avec curiosité, mais sans sympathie.

Il n’y avait pas de jeunes filles dans la salle, le spectacle étant trop immoral. (Pauvre Adrienne Lecouvreur !)

Le public fut très poli pour les artistes de ma compagnie, mais un peu impatient de voir l’étrange personne qu’on leur avait annoncée.

Dans la pièce, le rideau tombe après le premier acte sans qu’Adrienne ait paru. Un spectateur dépité demanda à voir M. Henry Abbey. « Je veux mon argent, puisque la Bernhardt n’est pas de tous les actes ! » Abbey refusa de rendre l’argent à ce bizarre individu. Et le rideau se levant pour le deuxième acte, il courut prendre possession de son fauteuil.

Mon entrée fut saluée par plusieurs salves d’applaudissements qui, je crois, avaient été payés par Abbey et Jarrett.

Je commençai ; et la douceur de ma voix dans la fable des Deux Pigeons opéra le miracle. La salle entière, cette fois, éclata en bravos.

Le courant sympathique venait de s’établir entre le public et moi. Au lieu du squelette hystérique qu’on lui avait annoncé et décrit, il avait devant lui un être très frêle, à la voix douce.

Le quatrième acte fut acclamé. La révolte d’Adrienne contre la princesse de Bouillon souleva la salle.

Et enfin le cinquième acte, dans lequel la malheureuse artiste agonise, empoisonnée par sa rivale, donna lieu à une manifestation pleine d’émotion. Après le troisième acte, il paraît que les jeunes gens furent envoyés par les dames pour réquisitionner tout ce qu’il y avait de musiciens libres. Et quelles ne furent pas ma surprise et ma joie en arrivant à l’hôtel : une admirable sérénade me fut donnée pendant mon souper.

La foule s’était amassée sous les fenêtres d’Albemarle Hôtel. Et je dus sortir plusieurs fois sur le balcon pour saluer et remercier le public, qu’on m’avait annoncé comme froid en général, et comme très prévenu contre moi en particulier.

Aussi je remerciai du fond de mon cœur tous mes détracteurs et calomniateurs qui me donnaient la joie de combattre avec la certitude de vaincre. La victoire était plus belle que je n’avais osé l’espérer.

Je donnai à New-York vingt-sept représentations. Les spectacles furent : Adrienne Lecouvreur, Froufrou, Hernani, La Dame aux Camélias, Phèdre, Le Sphinx, L’Étrangère. La moyenne des recettes fut de vingt mille trois cent quarante-deux francs par représentation, matinées comprises.

La dernière représentation fut donnée le samedi 4 décembre en matinée, car ma compagnie partait le soir même pour Boston. Et je m’étais réservé cette soirée pour rendre visite à Edison, à Menlo Park, où m’attendait la plus féerique réception.

Oh ! cette matinée du samedi 4 décembre, je ne puis l’oublier. Quand j’arrivai au Théâtre pour m’habiller, il était midi, car la matinée commençait à une heure et demie. Ma voiture s’arrêta, ne pouvant plus avancer, car la rue était encombrée de dames assises, qui sur des chaises empruntées aux magasins voisins, qui sur des pliants apportés par elles-mêmes. On jouait La Dame aux Camélias. Je dus descendre de voiture et faire une vingtaine de mètres à pied pour arriver à l’entrée des artistes. Je mis vingt-cinq minutes pour parvenir à cette porte. On me serrait les mains, on me suppliait de revenir. Une dame retira sa broche et l’accrocha à mon manteau : une modeste broche en améthystes entourées de perles fines, mais sûrement, pour cette femme, cette broche était une petite valeur.

A chaque pas j’étais retenue. Une dame eut l’idée de sortir son calepin et me pria d’écrire mon nom. Ce fut comme une traînée de poudre. De très jeunes gens, qui se trouvaient avec leur famille, me firent écrire mon nom sur leur manchette. Je n’en pouvais plus. On me chargeait les bras de petits bouquets, de gerbes. Je sentis derrière moi que quelqu’un tirait un peu fort ma plume de chapeau. Je me retournai vivement. Une femme, ayant à la main une paire de ciseaux, avait essayé de me couper une mèche de cheveux, mais elle coupa ma plume.

Jarrett faisait en vain de grands signes et de bruyants appels, je ne pouvais avancer. On fit chercher des détectives qui vinrent me délivrer, et cela sans courtoisie, ni pour mes admiratrices, ni pour moi. C’étaient de véritables brutes ; et il était temps que j’arrivasse, car j’allais me fâcher.

Je jouai La Dame aux Camélias. Je comptai dix-sept rappels après le troisième acte et vingt-neuf rappels après le cinquième. La pièce, grâce aux applaudissements et rappels, avait duré une heure de plus. J’étais morte de fatigue.

J’allais monter dans ma voiture pour rentrer à l’hôtel, quand Jarrett vint me prévenir qu’il y avait plus de cinq mille personnes dehors. Je tombai sur une chaise, lasse et découragée. « Ah ! j’attendrai là que la foule soit écoulée. Je n’en peux plus... je n’en peux plus. »

Cependant, Henry Abbey eut une inspiration de génie. « Tenez, dit-il à ma sœur, mettez le chapeau de Madame — il me désignait — son boa, et prenez mon bras. Ah ! prenez aussi ces bouquets, et donnez... que je porte le reste. Et maintenant, montons dans la voiture de votre sœur et saluons. » Tout cela, il le dit en anglais ; et Jarrett le translata à ma sœur, qui se prêta de bonne grâce à cette petite comédie. Pendant ce temps, Jarrett et moi montions en voiture dans le coupé d’Abbcy qui stationnait sur le devant du théâtre, où personne ne m’attendait. Et, bien heureusement que nous pûmes agir ainsi, car ma sœur ne rentra à Albemarle Hôtel qu’une heure après moi, très fatiguée, mais très amusée. Notre ressemblance, mon chapeau, mon boa et la nuit tombante avaient été les complices de la petite comédie offerte à mon enthousiaste public.

Nous devions partir à neuf heures pour Menlo Park. Il fallait nous habiller en voyageuses, car, le lendemain dimanche nous filions sur Boston ; et nos malles partaient le soir même, avec ma compagnie qui me précédait de quelques heures dans cette ville.

Notre repas fut, comme toujours, bien mauvais, car à cette époque la nourriture en Amérique était l’horreur des horreurs. A dix heures, nous montions dans le train. Un joli train spécial, tout enguirlandé de fleurs, orné de drapeaux, qu’on avait eu l’obligeante amabilité de préparer pour moi. Mais nous fîmes quand même un voyage pénible, car il fallait s’arrêter à tout propos, pour un train qui passait, une locomotive qui louvoyait, ou pour attendre l’aiguillage.

Il était deux heures du matin quand le train stoppa définitivement à la station de Menlo Park, résidence de Thomas Edison. La nuit était noire, profonde. La neige tombait silencieuse et lourde. Une voiture attendait ; et la seule lanterne de cette voiture éclairait la station ; car, par ordre, les lumières électriques avaient éteint leurs feux.

Je m’orientai, soutenue par Jarrett et aidée de quelques amis qui nous accompagnaient depuis New-York.

Le froid intense glaçait la neige qui tombait ; et nous marchions sur de véritables glaçons, hérissés, tranchants et friables.

Derrière le léger cabriolet était une plus lourde voiture, attelée d’un cheval et sans lanterne. Cette voiture pouvait contenir cinq ou six personnes entassées ; nous étions dix. Jarrett, Abbey, ma sœur et moi prîmes place dans la première voiture ; et les autres personnes s’entassèrent dans la seconde.

Nous avions l’air de conspirateurs : la nuit noire, les deux voitures mystérieuses, le silence imposé par le froid glacial, l’emmitouflement de nos membres sous nos fourrures, les regards inquiets jetés çà et là, tout cela donnait une tournure d’opérette à cette visite chez le grand Edison.

Les voitures roulèrent, enfonçant dans la neige, cahotant terriblement ; et les cahots nous faisaient craindre à tout instant un accident tragi-comique.

Depuis combien de temps roulions-nous ? Je ne puis le dire. Bercée par le mouvement de la voiture, enfouie dans la chaleur de mes fourrures, je somnolais doucement, lorsqu’un formidable : « Hip ! hip ! hurrah ! » nous fit sursauter, mes compagnons, le cocher, les chevaux, et moi ; et avec la rapidité de la pensée, la campagne s’illumina tout à coup. Partout : sous les arbres, sur les arbres, dans les buissons, le long des allées, des lumières jaillissaient fulgurantes, triomphantes.

La voiture fit encore quelques tours de roue et nous fûmes devant la maison de l’illustre Thomas Edison.

Un groupe de personnes nous attendait sous la vérandah. Quatre hommes, deux dames et une jeune fille.

Le cœur me battait : Lequel de ces hommes était Edison ? Je n’avais pas vu sa photographie, et j’admirais profondément ce génial cerveau.

Je sautai de voiture. L’éblouissante lumière électrique nous donnait l’illusion du plein jour. Je pris le bouquet que me présentait Mme Edison et, tout en la remerciant, j’essayai de découvrir lequel de ces hommes était le grand homme. Tous quatre s’étaient avancés vers moi, mais l’un d’eux rougit légèrement, et son œil bleu exprima un si angoissant ennui que je devinai Edison.

Je devins confuse et gênée moi-même, car je sentais bien que je dérangeais cet homme. Il ne voyait dans ma visite que la banale curiosité d’une étrangère ivre de réclame. Il entrevoyait déjà les interviews du lendemain, les stupidités qu’on lui ferait dire. Il souffrait à l’avance des questions ignorantes que j’allais lui poser, des explications que la politesse le forcerait à me donner ; et pendant une minute Thomas Edison me prit en aversion.

Son merveilleux œil bleu, plus lumineux que ses lampes incandescentes, me permettait de lire toutes ses pensées. Alors, je compris qu’il fallait le conquérir ; et mon esprit combatif fit appel à toutes mes forces séductrices pour vaincre ce délicieux et timide savant.

Je fis tant et si bien qu’une demi-heure après, nous étions les meilleurs amis du monde. Je le suivais rapidement, grimpant des escaliers étroits et droits comme des échelles, traversant des ponts suspendus au-dessus de véritables fournaises ; il m’expliquait tout.

Je comprenais tout ; et je l’admirais de plus en plus, car il était simple et charmant, ce roi de la lumière.

Pendant que nous étions penchés tous deux sur le léger pont tremblant sur l’abîme effroyable dans lequel tournaient, viraient, criaient d’immenses roues enserrées dans de larges lanières, il donnait d’une voix claire des commandements divers, et la lumière éclatait de toutes parts, tantôt en jets crépitants et verdâtres, tantôt en éclairs rapides, parfois en traînées serpentines, tels des ruisseaux de feu.

Je regardais cet homme de taille moyenne, à la tête un peu forte, au profil plein de noblesse, et je pensais à Napoléon Ier. Il y a certainement dans ces deux hommes une grande ressemblance physique, et je suis certaine qu’il est une case de leur cerveau qu’on trouverait identique. Bien certainement, je ne compare pas leurs génies : l’un fut « destructeur », l’autre « créateur ». Mais, tout en exécrant les batailles, j’adore les victoires ; et, malgré ses erreurs, j’ai élevé dans mon cœur un autel à ce dieu de la mort, à ce dieu de la gloire, à Napoléon !

Donc, je regardais Edison, l’esprit rêveur, rapprochant son image de celle du grand mort.

Le bruit étourdissant des machines, l’aveuglante rapidité des changements de lumière, tout cela me tournait la tête ; et, oubliant où j’étais, je m’appuyais sur le léger rempart qui me séparait de l’abîme avec une telle inconscience du danger, qu’avant même que je fusse revenue de ma surprise, Edison m’avait entraînée dans la pièce voisine et installée dans un fauteuil, sans que j’en eusse le moindre souvenir. Il me raconta peu après que j’avais été prise de vertige.

Après nous avoir fait les honneurs de «es découvertes téléphoniques et de son étonnant phonographe, Edison m’offrit le bras pour me conduire dans la salle à manger, où je trouvai sa famille assemblée. J’étais très fatiguée et je fis honneur au souper préparé avec tant de bonne grâce.

Je quittai Menlo Park à quatre heures du matin. Cette fois, la campagne, les routes et la station étaient éclairées à giorno par les mille feux de l’aimable savant. Bizarre suggestion de la nuit : j’avais cru faire un long chemin et il m’avait semblé voyager sur des routes impraticables ; le chemin était court et les routes charmantes, quoique envahies par la neige. L’imagination avait joué un grand rôle dans le trajet qui nous avait conduit à la maison d’Edison ; mais la réalité en jouait un bien plus grand dans le même trajet qui nous ramenait à la station.

J’étais transportée d’admiration pour les inventions de cet homme. Je restai charmée par sa grâce timide, pleine de courtoisie, et par son profond amour pour Shakespeare.